Du château au palais vers la cité judiciaire: le lieu de Justice, miroir paradoxal de la démocratie ou l’utopie du réel
Rendre la Justice n’est pas une fonction ordinaire.
Le lieu où s’exerce cette mission ne peut l’être davantage. Notre mémoire collective en est bien l’expression lorsqu’elle représente Saint Louis sous un chêne au Bois de Vincennes, un arbre qui par les racines et son élévation installe la royale personne dans un décor particulier où elle pourra mettre en œuvre l’une de ces prérogatives les plus nobles et les plus redoutables : quel pouvoir en effet exorbitant de source divine ou de volonté laïque, imposé par la vie en société que celui de s’arroger le droit de juger son semblable. Le roi, comme le juge, simple dépositaire, « rend » ce qui lui a été confié pour le bien de tous et dans l’intérêt commun. Cette image forte révèle d’emblée que la Justice ne peut se concevoir que dans un lieu précis où s’ordonnent avec une certaine solennité, l’espace et le temps. L’architecture, au même titre que le costume ou le rituel des règles de procédure, en est le langage privilégié dans ce monde judiciaire si souvent hermétique et complexe. (1)
(1) cf : contra : le texte de KAFKA « Le procès »
« Joseph K. se rendant à son premier interrogatoire… avait pensé qu’il reconnaîtrait de loin la maison à quelque signe dont il n’avait encore aucune idée ou à un certain mouvement devant ses portes. Mais la rue Saint-Jules où le bâtiment devait se trouver, à l’entrée de laquelle il s’arrêta un instant, ne présentait de chaque côté qu’une longue série de hautes maisons grises et uniformes, grande caserne de rapport qu’ont louait à de pauvres gens… »
La contemplation d’un lieu, chargé de mémoire et de symboles, est souvent un bon moyen pour retrouver le temps qui passe et trouver à travers les symboles, le sens immuable de l’œuvre de justice. Les colonnes, le fronton, comme les racines de l’arbre, constituent plus que jamais un repère essentiel de la citoyenneté.
Le lieu surprend et interroge. Le fonctionnement de la justice est souvent méconnu, difficile à comprendre alors qu’elle concerne au premier chef le citoyen auquel il s’adresse prioritairement. Explorer le lieu de justice pour mieux appréhender les méandres de son fonctionnement, c’est découvrir et mesurer des paradoxes infinis où la symbolique transcende les contradictions du réel pour mieux assurer la pérennité de la mission et retrouver sans cesse et partager, comme un condensé de l’histoire, les valeurs essentielles de l’identité nationale.
POUVOIR ET JUSTICE
Forger et affirmer la stature inébranlable de la Justice dans une représentation idéale malgré la relativité de la justice des hommes. Le lieu, organisé et bien ordonné, où tout semble prévu suggère l’infaillibilité , la certitude… Et pourtant, le doute et l’erreur ne font-il pas partie du cheminement difficile de la vérité?
Oscar WILDE n’affirmait-il pas que le chemin des paradoxes est le chemin du vrai ?
Chaque mois de janvier, la cérémonie des audiences de rentrée judiciaire où la justice rend compte de son activité aux représentants de la société civile, rappelle chaque année ce rattachement constant aux fondements les plus précieux d’une démocratie, au tréfonds de sa légitimité populaire, et renouvelle le pacte républicain fondé sur la séparation des pouvoirs. La justice est la propriété commune des citoyens et pourtant, le lieu où elle s’exerce, n’inspire pas un sentiment spontané de partage et de communion. (3)
(3) Une rentrée judiciaire
L’endroit majestueux suscite pour le justiciable comme pour le simple passant le respect, voire la crainte sinon l’angoisse ou tout simplement l’incompréhension. Pourtant, ces réactions ne sont pas induites nécessairement par une volonté d’imposer une toute puissance dans une stérile soumission grâce à un apparat de circonstance…Le seraient-ils que le prince aurait failli à cette impérieuse nécessité pour tout pouvoir qui se veut durable d’interroger l’intelligence de ses sujets et ne point se contenter de l’adhésion magique et illusoire aux seuls attributs extérieurs de sa magnificence. Antoine GARAPON, dans un célèbre ouvrage de références – «L’ÂNE, PORTEUR DE RELIQUES » – notait cependant que le lieu apparaissait comme en recherche d’un supplément de puissance. La fonction suppose l’affirmation d’un certain prestige.
Contrairement à une mairie qui spontanément dans l’esprit de nos concitoyens apparaît comme une maison commune, partagée, inspirant la confiance, le symbole démocratique par excellence du suffrage, un tribunal apparaît comme un bâtiment distant, plus austère, plus redoutable, moins accueillant, un lieu qu’il vaut mieux éviter sans doute parce qu’il signifie avant tout le conflit, la sanction, la rupture. Pourtant, s’y exerce l’une des missions les plus précieuses dans une démocratie , là où les décisions sont rendues, non pour la satisfaction des puissants mais « au nom du Peuple Français » , exigence formidable qui donne à la mission de juger toute sa légitimité. (4)
(4) La salle des assises est sans doute l’illustration la plus évidente du fait de la présence des jurés populaires qui rappelle, comme l’ère révolutionnaire l’avait inscrit dans le marbre, que c’est bien de la volonté populaire que le juge tient un pouvoir délégué. Dans les salles modernes, le positionnement des jurés est différente se fait de chaque côté des magistrats professionnels. Pourquoi ?
Cette défiance vis à vis de « cette boîte à ennuis » est déjà paradoxale là où les vertus de la loi et la force du droit , l’expression de l’équilibre, de la prudence et de la pondération, la recherche de la vérité et de l’équité , en somme l’oeuvre insensée de rendre la JUSTICE, devraient mettre en correspondance le passant avec un lieu où il ne se reconnaît pourtant pas toujours, au sens propre comme au sens figuré , un lieu qui, au mieux suscite une curiosité prudente, au pire un rejet, un lieu de perdition qui, a priori, n’apaise ni les coeurs , ni les esprits mais où s’exacerbent volontiers les tensions de la vie sociale. La sagesse, comme Thémis dans l’Olympe, a besoin de sérénité au milieu de l’agitation des plaideurs véhéments et convaincus. Elle a besoin d’agir dans la confiance et l’harmonie.
En réalité, le caractère impressionnant et particulier du lieu de justice, plutôt écrasant de l’individu qui ne sait pas ce qui va lui arriver dans un monde impersonnel, dédale du ressentiment kafkaîen ,est un obstacle à une adhésion immédiate et témoigne surtout du fait que l’œuvre de Justice ne saurait se concevoir dans la banalité, le quotidien, le superficiel ni dans un abstrait complexe peu intelligible ( CF note 1) Elle impose le dépassement de l’individu qu’il soit acteur ou spectateur. Le symbole y est le vecteur de la mission qui s’y déroule mais qui doit de plus en plus rester en phase avec un message compris par le plus grand nombre.
Si le lieu de Justice à l’origine, souvent itinérant, n’a pas toujours été figé ni spécifique et a finalement émergé au fil des siècles d’un ensemble hétérogène (sites naturels, demeures seigneuriales, palais royaux, bâtiments ecclésiastiques,…) il a toujours été caractérisé par un certain nombre de constantes qui permet de l’identifier immédiatement.
C’est d’abord un lieu clos, c’est-à-dire séparé du reste de la collectivité sociale où seules les personnes intéressées peuvent intervenir selon des règles et une finalité déterminées. La notion « parc » qui est à l’origine du « Parquet » correspond à cette réalité.
C’est ensuite un lieu à l’abri de l’agitation quotidienne où, comme le dit Alain GiRARDET dans « la justice en ses Temples » se rétablissent des équilibres défaits, où se retissent les fils du tissu social déchiré, le lieu de régénération d’un ordre violé par la faute et le lieu d’affirmation de la norme.
C’est un lieu où doivent s’exprimer, y compris architecturalement, dans la pierre, l’ordre judiciaire et le droit. C’est un lieu symétrique, où chacun trouve sa place dans un espace ordonné et identifiable aisément quel que soit le palais considéré et qui permet une bonne visibilité de tous, en particulier au niveau des salles d’audience. Ce n’est pas une scène de théâtre où l’on se met en spectacle mais une exigence liée à la transparence de la justice que de s’exercer en public.
C’est le 19°s qui permit cette conquête quasi sacralisée de l’espace, siècle où fût instaurée la réorganisation des lieux de Justice, dont les tribunaux de Pau et de Tarbes, dans le cadre d’un vaste programme de constructions, clairement visibles, reconnaissables et identifiés, destiné à installer et à faire reconnaître au cœur de la cité à travers sa monumentalité le lieu où la loi s’exprime. Le bâtiment, défendu par la noblesse des lions, s’affirme comme le gardien de la norme suprême. Il affirme sans détour le renforcement de l’état de droit. (7)
(7) Le palais de justice de PAU
L’institution du « Palais de Justice » date de cette époque. Temple moderne, traité à l’antique, inspiré souvent du temple romain où siégeait la justice « le basilicum » (8) , dégagé des références religieuses auxquelles se substituent des allégories profanes, sans s’écarter du sens sacré et désormais séparé de son voisinage carcéral (la prison et le tribunal se trouvaient souvent dans le même bâtiment, – le donjon, expression de la puissance seigneuriale par exemple (9) cf Château de PAU ), l’édifice n’est avare ni de frontons ni de colonnes, symboles d’équilibre qui, comme l’arbre relie le bas et le haut, affirmant face au temps la solidité et la stabilité de l’institution de même que, par son élévation, sa force et sa vertu. La fonction judiciaire, au lendemain du siècle des lumières, en dressant des monuments distincts du siège des autres pouvoirs, affirme là encore un besoin d’indépendance, si historiquement contrariée.
(8) LE BASILICUM – BASILIQUE – rectangle allongé terminé par un demi-cercle. Dans l’Antiquité, édifice civile rectangulaire divisé en plusieurs nefs parallèles et terminé en hémicycle qui servait de tribunal. Observation sur la salle des Assises du palais de justice de PAU
Le bâtiment marque aussi une rupture avec son environnement immédiat : soit par sa monumentalité soit par une séparation marquée qui impose un rite de passage particulier. ( 10)
( 10) – cf : TGI de Bordeaux – la passerelle d’accès : comme un pont levis : passage ou séparation ? Palais de justice de PAU : grand Escalier
L’ensemble de ces constructions est souvent surélevé et oblige celui qui s’y rend à monter parfois des escaliers monumentaux, début d’un itinéraire exigeant. La Justice montre ainsi qu’elle se situe physiquement au dessus de l’agitation, du brouhaha mais aussi intellectuellement au dessus des querelles partisanes. Élever le débat n’est pas une expression vaine mais y trouve tout son sens. Entreprise orgueilleuse mais si essentielle. Elle projette ainsi en s’extirpant des influences du quotidien ordinaire, un principe absolu d’indépendance dans un lieu apaisé, soustrait aux influences diverses et aux contingences utilitaires, où doivent régner la sérénité et l’ordre. Le temps semble y marquer le pas. (11)
(11) Salle des pas perdus
Vaste salle au TGI de PARIS que l’on retrouve dans la plupart des palais de justice sur laquelle débouchent les salles d’audience. Les justiciables, comme les gens de justice, y attendent le déroulement des audiences, lors des suspensions ou des délibérés notamment. On y marche beaucoup; on y discute aussi énormément entre plaideurs avant de passer devant le juge; on ajuste ses ultimes arguments ; aujourd’hui, elle sert aussi « de studios de télévision» bref un lieu de vie typique de la vie judiciaire bruyante qui contraste avec l’ambiance feutrée des salles d’audience . Balzac l’avait surnommé « la cathédrale de la chicane ».
Ce lien entre la Justice et le lieu explique sans doute pourquoi cet endroit fut pour l’architecte un terrain privilégié. Ces ensembles constituent d’ailleurs sur le territoire français l’un des témoignages les plus riches et irremplaçables comme peu de bâtiments civils en sont l’expression. Le Ministère de la justice est l’administration qui possède le patrimoine immobilier le plus divers et le plus prestigieux. Il est le bâtisseur public qui construit le plus. Cette charge extraordinairement coûteuse explique en partie la réforme de la carte judiciaire. Au delà des considérations esthétiques, le bâtiment où se tient la justice, ne peut apparaître délabré, sous peine de fissurer insidieusement l’image de sa représentation et de la confiance indispensable qui doit être mise dans sa stabilité. Au XIX ème siècle,, le souci de « théâtralisation »de l’espace, cheminement initiatique dans un temple dédié au droit, ne se préoccupait pas de fonctionnalité ou d ‘économie d’énergie. L’on peut s’imaginer sans peine que la froideur ambiante ajoutait à l’austérité et à la sévérité de l’endroit, même si certaines juridictions prestigieuses rivalisaient avec l’or et le pourpre des palais des princes. La justice faisait peu de compromis pour être accueillante et la chaleur de l’hermine n’aboutissait qu’à souligner l’austère et sévère apparence d’un personnel de justice lointain, distant et amidonné dans un apparat protecteur. Pourtant, le costume judiciaire fait partie de ce dialogue où celui qui rend la justice revêt un habit différent de sa tenue ordinaire pour être mieux imprégné de sa mission et détaché de ses propres références, de ses préoccupations personnelles (12)
(12) : le costume judiciaire
Dans un espace au fil des siècles sacralisé, à travers des motifs religieux ou profanes, allégoriques ou mythologiques, espace qui semble sortir d’un monde irréel, intemporel, l’institution judiciaire peut paraitre réfractaire à certaines évolutions ou adaptations. A partir du lieu, toute une réflexion, au-delà même des symboles, peut s’engager sur la place de l’institution judiciaire au sein d’une société, sur ses forces comme sur ses contradictions, entre représentation imaginaire et réalité du terrain. Elle semble de plus en plus figée, décalée au sein d’une société toujours en mouvement, volontiers critique à l’égard de ses institutions, où les messages doivent être simples, partagés et interactifs. Et pourtant dans ce lieu, les choses bougent dans un jeu infini de miroirs et de paradoxes toujours ressassés. (13)
(13) Première chambre civile de la cour d’appel de PAU
Contraste, nous le sentons bien, entre les vertus bienveillantes et protectrices de la loi et l’apparence écrasante du décorum, entre la lumière du droit et l’obscurité du lieu … défi que se jette désormais à elle- même l’institution pour ajuster la distance idéale avec le justiciable. Être ressenti comme proche sans céder à l’empathie ou à la partialité mais en veillant à donner au droit le visage de l’équité et de la compréhension.
Comment imaginer une justice de proximité, pourtant ancestrale, sans un lieu précis et reconnu où elle devra s’exercer ? Le juge a besoin de s’enraciner. Ce défi à la modernité qui doit être comptable de la transmission d’une culture et d’une histoire riche et avoir le souci de transmettre, au-delà des apparences, les valeurs immuables de la République.
(14) Salle Faget de Baure – TGI PAU
Comment comprendre que les médias audiovisuels aient tant de mal à pénétrer les palais de Justice sans changer l’âme du lieu alors que la Justice a besoin justement de s’extraire du chaos du monde pour trouver les chemins d’une réflexion sereine et approfondie ? La Justice ne peut se contenter d’une image partielle, d’un instantané éphémère, d’une vérité fuyante et ballotée. L’émergence massive des technologies modernes de communication et de dématérialisation, si indispensables à une Justice efficace, ne risque-t-elle pas de transformer l’espace dans un rapport plus virtuel au risque de désincarner l’accès au juge qui s’accommode mal de plaidoiries en forme de mail ou d’échanges lointains par écran interposé. (14) La Justice a besoin d’odeurs et de sueurs, de regards, de sensations palpables, de paroles et de silences, d’intonations sincères , d’hésitations maladroites , de colères feintes et de chaleurs pesantes, de spontanéité et d’émotions non contrôlées, de froissements feutrés et d’effets de manches, si bien croqués par ce cher H. DAUMIER… La justice doit respirer , sentir, voir toucher et ne pas se contenter du papier glacé et poussiéreux de dossiers empilés. Elle met en scène la sincérité de l’humain et recherche humblement la vérité dans un dialogue exigeant et usant.
La salle d’audience, loin d’être un théâtre factice d’ombres et de lumières, de l’apparence convenue, reste un tamis formidable où ne reste que l’authenticité de l’humain et les facettes insatisfaisantes de bribes de vérités fractionnées, parfois contradictoires, à l’instar d’un peintre cubiste qui décompose l’objet pour le recomposer dans un regard multiple et impossible : l’oeuvre de justice est aussi la reconstruction du réel.
Le débat judiciaire a besoin d’un face à face dans un cadre précis bien ordonné mais où la parole libre, se laisse aller. On a peine à imaginer un tribunal du futur robotisé, formaté sans âme et sans chair. Le juge ne traite seulement des dossiers mais décide surtout d’une vie humaine, accusé ou victime, créancier ou débiteur. Il y aurait danger à ce que la technique éloigner trop le justiciable de son juge. Inversement, ces moyens modernes permettent aussi un accès plus facile, plus rapide qui évite parfois de se déplacer.
(15)
La salle d’audience est marquée par la conception inquisitoriale de la procédure pénale à la française et par l’organisation de la magistrature entre juges du siège et représentants du ministère public dans un corps unique. Malgré cette empreinte historique, il serait inexact de croire que la vérité judiciaire émane du haut vers le bas, du juge vers le justiciable mais au contraire émerge dans la croisée idéale au centre du prétoire où se confrontent grâce aux vertus du débat judiciaire, contradictoire et public, les différents points de vue qui éclairent la réalité d’une situation. L’évolution prévisible vers un système accusatoire à l’anglo-saxonne fera peut être évoluer l’ordonnancement des lieux et rectifiera ce que certains appellent l’erreur du menuisier qui surélève, au niveau du juge, le représentant de l’accusation par rapport à la défense. (15)
Comment être un lieu clos, préservé mais aussi ouvert sur le monde qui l’entoure? Le pouvoir, pour s’exercer, entretient souvent le goût du secret ou du mystère. Or l’œuvre de Justice ne doit-elle pas être avant tout une catharsis sociale, donnée en exemple, une épreuve exigeante de clarification et de transparence. Comment s’adresser à tous malgré un langage codé ; comment convaincre d’être un lieu de sincérité et de vérité sans craindre que le jeu artificiel des manches et des froissements de robes de gens initiés ne confisque la mission du juge. Le lieu doit rester celui de la justice et non le théâtre de la comédie humaine si chère à BALZAC. La justice est rendu en public non par souci d’exemplarité mais en contrepartie de la délégation consentie par le peuple souverain. Le droit s’accommode mal des approches impressionnistes , des éclairages trompeurs; Il se doit d’être rigoureux et précis, généraliste là où pourtant les nuances humaines justifieraient quelques retouches personnalisées .
L’oeuvre de justice est un zoom impitoyable qui se doit d’effacer les flous, les zones d’ombre tout en évitant la surexposition et au bout de cela, le regard extérieur qui n’en finit pas d’interpréter dans une recherche absolue et insatisfaite d’un idéal de justice; Comment être le symbole d’un absolu et n’être que l’humble serviteur d’une oeuvre humaine tellement relative.
Le justiciable, mieux informé de ses droits recherche, à juste titre, de façon de plus en plus exigeante la reconnaissance de son droit. Les contentieux de masse , le recours de plus en plus massif à la saisine du juge imposent souvent une simplification laissant penser que le juge, par manque de temps peut-être, n’ pas été assez attentif au cas unique que chaque procédure représente. L’espace et le temps doivent être en perpétuelle adaptation pour éviter que le justiciable se sente dépossédé de son histoire et broyé par la machine judiciaire impitoyable.
Comment conjuguer l’impérieuse nécessité d’être à la fois un lieu de rencontre, d’accueil, d’échanges et un lieu séparé et protégé au dessus du quotidien ? Paradoxe bien classique mais que les temps modernes rendent de plus en plus difficile à concilier. Comment assumer être le creuset de toutes les ruptures et des fractures de notre société et prétendre exprimer la stabilité et la continuité du lien du contrat social? Comment croire que la justice serait à l’abri de tous les accélérations de la société moderne? N’est-elle pas que le reflet des doutes de notre démocratie? Comment y échapperait -elle, elle qui se veut au plus près de la réalité et dont exige encore plus ? Plus que jamais , l’équilibre de la balance est le gage de l’adhésion du pacte social : la recherche d’une harmonie fragile et éphémère où, à défaut d’atteindre une justice parfaite, il est au moins exigé que le sentiment d’injustice ne s’installe point… Une justice mieux accompagnée, mieux expliquée est une justice mieux comprise.
Car le Palais de Justice devient, en comment en serait-il autrement, un lieu où l’on vient chercher l’aide de la loi et une écoute qui n’est pas forcément ou uniquement liée à des problèmes juridiques. De plus en plus, le juge du haut de son impérium travaille en dehors de l’apparat des audiences, en équipe,avec des experts, en concours avec une multitude de services, associatifs, spécialisés notamment sociaux ou techniques. Le Palais ne peut plus se contenter d’être le Temple du droit qui tire son autorité de la seule force de la loi. Il doit aussi démontrer en permanence qu’il est une maison d’humanité où le triptyque – liberté – égalité – fraternité – ont un sens et ne relève pas de la simple utopie, une représentation idéale de la Justice et du rétablissement nécessaire et incessant du pacte républicain où le citoyen attend qu’au milieu de l’océan de ses incertitudes émerge l’île rassurante d’une vérité même fragile.
C’est sans doute pour répondre à ces missions de plus en plus variées que le lieu de justice a évolué vers un plus grand fonctionnalisme. La cité judiciaire, terrible fourmilière, prend le pas sur le palais de justice avec comme témoin l’œil indiscret des caméras curieuses de la vie privée, avides de sensations. La publicité, gage d’une justice démocratique, doit aussi protéger l’individu contre le voyeurisme malsain, contre les jugements simplistes, sans jamais jeter en pâture la présomption d’innocence aux accusateurs publics en herbe, toujours prêts à jouer aux allumettes.
Il s’y rend des jugements s’y recherche aussi à travers la justice négociée ou participative des modes alternatifs de règlement du conflit comme la conciliation, la médiation ou l’arbitrage. Si l’on y condamne souvent, on y répare encore davantage le sort des écorchés. Le citoyen sur investit de plus en plus les vertus du débat judiciaire, ce qui ne manque pas de susciter parfois des déceptions ou des critiques, ne serait-ce que parce que la solution arrive toujours trop tard ou s’avère coûteuse ou partielle ou peu généreuse… Cette attente disproportionnée est source de frustrations supplémentaires Trop de droit et pas assez d’équité!
Il faut toujours prendre garde que l’enceinte de justice conserve ses repères essentiels sans quoi le temple vacille et perd sa raison d’être. Elle ne peut résoudre toutes les difficultés de la société qu’elle découvre souvent uniquement à travers le conflit, la crise, la rupture du dialogue. Faut-il rappeler encore une fois que le prétoire est le refuge de la liberté et de toutes les dignités, de la reconstruction du fracas.
Car la fonction de juger a besoin d’une certaine distance, de recul, d’un temps différent de celui de l’immédiateté de la consommation d’émotion et d’images, au rythme de plus en plus effréné d’un spectacle audiovisuel pour qui le prétoire devient facilement un studio de justice réalité, un marché de sensations. Ce regard démultiplié change bien sûr la perspective . Le lieu de justice devient une caisse de résonance des débats de société les plus sensibles, parfois même de l’histoire, une tribune dans un cadre prestigieux, détourné de sa finalité première et dont le juge n’est plus toujours le metteur en scène. Cette dépossession du lieu de justice pose question.
Ni Tour d’ivoire orgueilleuse et inaccessible, ni Maison de verre indiscrète, ni bulle insaisissable et ballottée, le Palais doit rester le cadre où s’exprime l’humanisme du droit et un phare de la cité, sentinelle des droits et libertés fondamentales de la citoyenneté, de l’ordre et de la modernité. Reflet des contradictions de la société, le lieu de justice doit non seulement affirmer à travers les symboles qu’il véhicule une certaine utopie et une croyance dans les principes précieux de la démocratie tout en ayant le souci constant de répondre de façon concrète et immédiate aux préoccupations des gens
Lieu à la fois symbolique et fonctionnel, lieu d’équilibre délicat entre la solennité distante de grands apparats mais aussi l’ombre discrète et directe du travail en cabinet ou des coulisses du greffe, Il exprime la justice au quotidien et s’évertue à renouveler, malgré des budgets, certes plus généreux, mais insuffisamment calibrés par rapports aux besoins réels et retards abyssaux, la confiance nécessaire à sa mission et au delà, l’adhésion à la République. Il est à la fois le rempart qui protège et qui sépare mais aussi un espace ouvert, simple , accueillant , plus compréhensible …où le souci de l’architecte légitime de fonctionnalisme ne doit point désacraliser le lieu qui doit pour autant être plus accessible .
Le lieu est un lien. Et, le lieu de justice, malgré ses codes et le poids de l’histoire, n’est que ce que l’on en fait.
Il ne faut jamais oublier en effet qu’un lieu n’est jamais que le reflet de ceux qui l’animent. Si ceux-ci sont en quelque sorte transfigurés par l’espace qui les entoure, celui-ci , loin d’être un paravent commode, s’enrichit de l’action des femmes et des hommes, de leur travail, de leurs compétences, de leur professionnalisme et de la richesse de leurs qualité humaines, de leur disponibilité et de leur sens de l’écoute. L’âme d’un lieu, son ambiance ne sont pas affaire uniquement d’architecte et ne dépend pas d’une construction théorique. Le symbole doit parler au réel.
La difficile alchimie de notre mission est de transformer la loi en justice, selon le voeu d’ A. MALRAUX. Le lieu nous y invite et nous comble d’une orgueilleuse humilité.
Marc POUYSSEGUR
Président du TGI de PAU
Janvier 2010